Le chirurgien
Dans son cauchemar qui revenait nuit après nuit depuis un an, il opérait une femme qui le tuait à coups de bistouri. Dans la vie aussi il opérait : il était chirurgien dans une clinique privée, la sienne. Un chirurgien d’un genre un peu particulier.
Il n’opérait que les femmes – une question d’éthique soulignait-il – et elles l’adulaient. Ses deux années de psychologie dans une université américaine lui avaient coûté cher mais elles portaient leurs fruits.
Il opérait peu, préférant laisser les patients les moins intéressants à ses collègues. Souvent, il revoyait ses patientes après l’opération. Quelquefois même, l’homme laissait place au chirurgien, mais il précisait toujours que ce changement de statut était un « petit plus » pour la cicatrisation.
Les patientes auxquelles il s’intéressait personnellement avaient toutes un point commun : elles étaient riches et seules.
Son avant-dernière patiente, devenue sa maîtresse, lui avait fait la remarque suivante après trois semaines de nuits communes :
- On dirait que tes jours hantent tes nuits et que tes nuits assombrissent tes jours.
Une semaine après cette phrase fatale, une crise cardiaque l’emporta. Il apprit par le notaire qu’elle lui avait légué sa fortune comme d’autres avant elle. Il lui en fut reconnaissant, mais après tout n’avait-elle pas bénéficié d’un suivi thérapeutique exceptionnel que de nombreuses patientes lui auraient envié : un mois de soins intensifs dans la vaste maison qu’il occupait en pleine campagne, non loin de la clinique.
Sa nouvelle patiente s’appelait Muriel, riche aussi, mais différente des précédentes. Brune, grande, impertinente, elle lui résista un peu. Il ne s’en offusqua pas, au contraire, il aimait les femmes rebelles. Il attendrait et la victoire n’en serait que plus belle. Muriel voulait changer de nez et de poitrine. Il ne la contraria pas bien qu’il trouvât sa poitrine merveilleuse et qu’il l’eût volontiers sucée goulûment.
Muriel aimait qu’on l’écoutât et l’attention inaltérable qu’il lui manifesta ne tarda pas à la séduire. Dès le deuxième rendez-vous, elle lui avait dit qu’elle paierait comptant, que son mari lui avait laissé un capital confortable et qu’elle était bien décidée à devenir une nouvelle femme. Comment aurait-il pu résister à Muriel ? Elle fut rapidement opérée et termina dans le grand lit à baldaquins d’où Christine était partie les pieds devant. De ce lit, combien en étaient ressorties vivantes ?
Il savait comme nul autre cicatriser les blessures du cœur et du corps et Muriel se laissa séduire. Si les murs de sa chambre avaient pu parler, que n’auraient-ils pas contés ? Il se souvenait avec bonheur de toutes ces femmes qui s’étaient endormies, ivres de plaisir, dans les draps roses, verts ou bleus qu’il mettait un soin infini à repasser lui-même, comme sa mère le lui avait appris dans son enfance.
Mais il y avait ce cauchemar, toujours le même, qui le desséchait. Ses joues se creusaient et ses yeux se cernaient au fil de nuits passées sans sommeil. Muriel, comme les autres, lui fit remarquer qu’il parlait en dormant et il lui répondit mi-figue mi-raisin :
- Ne me parle plus jamais de mon rêve, d’autres l’ont fait avant toi et elles l’ont regretté.
Une semaine plus tard, Muriel partait ; elle laissait derrière elle le corps ensanglanté du chirurgien sur la table de la cuisine, un couteau planté dans le cœur.