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je-double
9 mai 2010

Volver

Volver

Du plus profond de ses rêves, elle était Ophélie, et son corps voguait au fil de l’eau, endormi ou peut-être mort. Combien de fois s’était-elle réveillée en sueur dans son lit que l’amour avait déserté ? Charles était parti au petit matin en laissant derrière lui des traînées rouges qu’elle avait essuyées à grand peine. La serpillière n’avait pas suffi, elle avait dû frotter énergiquement avec une éponge car le sang collait au carrelage.
Depuis, elle était inconsolable. A chaque fois que le nom de Charles était prononcé, elle pleurait. Il était parti en lui laissant un mot, c’est tout au moins ce qu’elle avait dit :

Je te quitte, pour le meilleur. Tu referas ta vie, moi aussi. Nous nous sommes trompés.
Charles
Elle ne reprit goût à la vie qu’en rencontrant Jean. La première fois qu’il lui avait adressé la parole, elle était assise à une terrasse de café, les yeux mi-clos, et les premiers rayons du soleil lui caressaient doucement son visage fermé. Il lui avait demandé :
- Je peux vous emprunter cette chaise ?
Elle avait ouvert les yeux en disant :
- Charles ?
- Non, désolé, avait-il souri.
Et  Jean était entré dans sa vie aussi vite qu’il en était sorti. Il n’avait ni la patience ni la douceur de Charles et elle aurait sûrement préféré moins de vanité. Mais a-t-on jamais ce que l’on désire ? Lui aussi l’avait quittée en laissant un mot et l’éponge avait à nouveau effacé les traces de sang.
Jean n’avait pas été pleuré, elle n’avait plus le temps de s’épancher, la route était encore longue.
Après Jean il y avait eu Marc, une  tête d’apôtre dans un corps d’athlète, c’est ce qui l’avait frappée la première fois qu’elle l’avait vu dans cette exposition où il présentait des toiles qui n’avaient rien de religieux. Des corps de femmes disloquées, des sexes atrophiés, des mares de sang… il lui fallait boire à la source de cet homme qui déchiquetait le corps des femmes. Elle signa le livre d’or de l’exposition d’une de ces phrases lapidaires dont elle avait le secret et elle ne manqua pas de la  faire suivre de son numéro de téléphone. Il l’appela le lendemain, comme elle s’y attendait ; l’ego des   artistes est souvent plus grand que le terrain de jeu de leur création. Marc lui fit l’amour le premier jour, dans le couloir qui menait à son atelier. Elle l’aurait voulu plus « cuisant », il n’était que piquant, mais elle ne regretta jamais les après-midi passées dans son loft du troisième arrondissement. Quand elle l’invita chez elle, elle savait parfaitement qu’elle ne le reverrait plus, mais elle s’était habitué à l’idée de son absence. Elle reprit la serpillière et fit disparaître du sol les flaques de sang qu’il y avait laissées.
Le dernier qu’elle avait connu fut Salvador. Il était argentin, et les femmes étaient sa patrie ; c’est ce qu’il lui disait en riant sur un air de tango. Son dos était constellé de tatouages qu’elle avait essayé de compter au fil de leurs rencontres, mais elle n’y était jamais arrivée.
Salvador avait fait de la prison et sa peau était aussi dure que la paillasse des cellules de Santiago del Estero, son sexe aussi. Quand elle l’avait rencontré par hasard, gare du Nord, il faisait la manche en chantant des tangos de Carlos Gardel qu’il accompagnait de sa guitare d’ébène. Elle avait voulu qu’il rejoue « volver » et elle avait pleuré en l’écoutant. Dans la chambre qu’il occupait, sous les toits, elle s’était perdue dans l’océan de son corps et jamais plus elle n’avait  trouvé le chemin du retour. Le premier soir, après l’amour, Salvador avait gravé son nom sur le montant du lit et il l’avait entouré d’un cœur. Elle ne lui avait pas demandé pourquoi elle était seule dans ce cœur, Salvador ne répondait jamais aux questions posées. La lame de son canif de bois sculpté brillait souvent dans la nuit. Il l’appelait  :  « Mi mejor amigo », et elle l’avait cru.
Elle aimait Salvador plus que tout au monde et quand elle prononçait son nom, elle disait « amor », comme si la langue espagnole l’autorisait à dire ce qui était impensable en français. Salvador avait le corps bouillant et le jour où son canif dessina un cœur sanglant sur le parquet de sa chambre, personne ne le fit disparaître avec une éponge gorgée d’eau.
Salvador quitta Paris, la guitare en bandoulière, en fredonnant « volver » et elle, personne ne la revit.

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Commentaires
G
Merci de votre commentaire encourageant. Je ne sais faire que des pointillés, à vrai dire.<br /> Amusant, votre clin d'oeil final. D'ailleurs aujourd'hui, pour ne rien vous cacher, je suis allée acheter une éponge.
B
Une bien belle plume, d'un style que j'aime, où la simplicité apparente renferme les complexités de la vie. Au lecteur d'y arrêter ses pensées... <br /> Mais faut-il que nous n'ayons qu'une histoire en pointillés ? <br /> Bonne journée, sans éponge ni traces à effacer...
G
Ecrire, même dans l'adversité, c'est à dire quand le nombre de lecteurs se rapprochent dangereusement d'un nombre insignifiant. Mais le nombre importe peu, n'est-ce pas ? Seul importe le plaisir à écrire, c'est tout au moins ce dont j'essaie de me convaincre. ;.)
P
La douceur n'est pas mon fort actuellement quand la vôtre a si peu d'écho sur le net. Bonne journée !
G
Une belle composition dont les couleurs m'ont portée vers la douceur, malgré tout...
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