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je-double

24 avril 2011

Le dragon

La nuit où j'ai volé sur le dos du dragon la vie, pour moi, avait perdu ses couleurs les plus vives. Il y avait juste l’absence qui me dévorait les entrailles. Quand le dragon m’a dit « Viens ! », je n’ai pas hésité une seconde pourtant, je n’ignorais pas que les dragons n’existaient pas. C’était la première fois que je voyageais sur le dos d’un dragon. J’avais un peu peur mais je savais qu’il m’emmènerait hors de moi et je voulais me fuir à jamais.

Nous avons longtemps voyagé, traversé bien des pays, vu l’Alaska et la Terre de Feu, Le Colorado et le Kilimandjaro, parlé avec des eskimos et des Indiens Navajos… puis un jour, j’ai voulu rentrer chez moi. Je croyais que j’étais enfin prête à me retrouver, mais je sais maintenant qu’on se sent toujours plus fort sur le dos d’un dragon. Lui ne m’a rien dit ; c’était un dragon discret, de ceux qui parlent peu mais voient tout.

Nous avons à nouveau traversé déserts et forêts, villes et campagnes et par une  nuit d’été, il m’a déposée devant la porte de chez moi. Rien n’avait changé : la maison avait toujours deux étages, deux pommiers en gardaient toujours l’entrée et il y avait encore le chien qui aboyait au moindre bruit. Avant de partir, il m’a embrassée, les baisers de dragon ont la douceur des nuits étoilées. Je me souviens que j’ai pleuré lorsque ses ailes ont disparu dans le ciel.

C’était il y a longtemps, tu vois… Je ne sais pas pourquoi je te raconte cette histoire, peut-être parce que tu es le premier à ne m’avoir jamais rien demandé.

dragon

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10 avril 2011

Bal masqué

Il lui avait demandé si elle viendrait au bal masqué et elle lui avait répondu par un vague « peut-être » car il la déprimait.

Elle s’était préparée toute la semaine pour  qu’il ne puisse pas la reconnaître et lui gâcher sa soirée.  Une fois sur place, elle l’avait tout de suite repéré : c’était le type terne qui rongeait son frein dans un costume sombre derrière un masque noir sans fantaisie, non loin du buffet. Elle était sûre qu’il ne l’avait pas reconnue. Pourtant, juste avant qu’elle ne parte, à deux heures du matin, il s’était avancé vers elle et lui avait dit.

- Il vous va bien ce déguisement de bonne sœur sexy, Raphaëlle ! Il fallait y penser. En tout cas, je vous ai reconnue tout de suite, dès que  vous êtes entrée : l’intuition masculine.

- Ah bon, moi qui croyais… Et vous ? Croque mort ? Ça vous est venu comment ? Se força-t-elle à dire.

- Oh, c’était la profession de mon père. J’ai mis son costume de travail, c’est tout ce qu’il m’a légué avant de mourir.

Elle aurait voulu lui dire quelque chose de gentil et d’encourageant, mais elle n’y arriva pas. Elle partit immédiatement, de peur qu’il ne l’entraîne six pieds sous terre…

 

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3 avril 2011

Que ta volonté soit faite

A dix ans j’ai voulu mourir parce que je croyais que mon père n’était pas mon père. A vingt ans je suis mort parce que j’ai su que mon père n’était pas mon père. Je n’ai laissé  aucune lettre, aucune explication. J’ai juste rendu mon tablier tâché de sang.
Je suis mort le jour du seigneur. J’ai taillé dans le vif pour me laver du crime et j’ai regardé le sang couler dans la baignoire, c’est beau du sang qui coule, c’est comme la vie qui berce la mort.
Ce matin j’étais à  mon enterrement. Le prêtre, l’encens, les prières, tout était convenu et convenable comme d’habitude. En entendant le prélude de la première suite pour violoncelle de Bach résonner dans l’Eglise Notre Dame de la garde, je me suis pris dans mes bras et j’ai pleuré ;  mais aucune larme ne coulait, aucune larme ne coulera jamais plus. Tout est fini.
Cet après-midi, pour la dernière fois, j’ai remonté l’allée centrale du cimetière dans mon cercueil en bois sombre. Le vent échevelait le coeur des fleurs sur la mémoire lisse du marbre et des corbeaux solitaires signaient le ciel azur de leurs cris noirs.
La tombe que ma mère a choisie est  blanche et simple, une tombe comme je les aime. Je n’ai pu m’empêcher de lire et relire l’épitaphe qui m’accompagnera pour l’éternité :

                           «  A notre fils aimé dont la  volonté est faite. »

Quand le père de ma mère a jeté une rose dans la fosse qui sera ma dernière demeure, j’ai crié  « Salaud ! » ; seulement, ce salaud, c’est aussi mon père.

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27 mars 2011

Derrière le miroir

Laure s’était toujours demandée ce qu’il y avait derrière le miroir car, par endroits, le mur sonnait de façon étrange. Ce jour-là - par désœuvrement m’avait-elle dit plus tard - elle se décida à enlever le miroir du mur où il était suspendu. Armée d’un marteau, elle sonda délicatement la paroi. L’endroit où elle donna le premier coup fut le bon. Sous le papier fleuri, derrière une petite porte, elle découvrit un coffre qui contenait un miroir minuscule. Elle eut la faiblesse de s’y regarder, mal lui en prit : le visage reflété n’était pas le sien ! Elle ne le supporta pas et fut hospitalisée à Sainte Anne.
Ce n’est que six mois plus tard, au hasard d’un voyage en France - j’habitais alors à l’étranger – que je lui ai rendu visite dans sa chambre blanche au bout d’un couloir qui n’en finissait pas. Elle  m’a tout de suite reconnue. Après un passage rapide aux toilettes – la revoir dans cette institution m’avait bouleversée aussi bien physiquement que moralement -  j’ai remarqué que le miroir au-dessus du lavabo avait été retiré. Connaissant son histoire je n’ai rien dit mais c’est elle qui y a fait allusion.
- Ici, il n’y a  aucun miroir. Peut-être que tu trouves ça bizarre, mais l’idée de voir mon visage m’est insupportable.
J’ai juste hoché la tête et elle a continué.
- Ce n’est jamais très bon d’aller voir derrière les apparences. Moi, en tous cas, je ne m’en suis pas remise.
Je suis restée silencieuse et elle a conclu.
- J’ai vu ce que jamais personne ne voit. Et maintenant j’ai ce don de saisir ce qu’il y a derrière chaque visage. Toi par exemple, je te vois de l’intérieur, c’est comme si tu étais transparente. Mais tu peux me faire confiance, je te promets de ne jamais rien te dire. Je sais ce qu’il en coûte de savoir…
Quand je suis partie, son visage s’est assombri. Elle m’a embrassée longuement et m’a dit qu’elle savait que jamais plus je ne reviendrais la voir. Je me suis récriée, mais elle m’a fait « chut » en mettant un doigt sur ma bouche.
Elle n’avait pas tort, je ne l’ai jamais revue, si ce n’est le jour de son enterrement. Je crois que j’ai eu peur qu’elle ne puisse pas tenir sa promesse.

22_02_11_pour_GB

20 mars 2011

Rien ne va plus

« Rien ne va plus », c’est ce qu’il m’a dit en m’abordant sur le trottoir. Je n’avais qu’une envie,  lui répondre « Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse », mais quelque chose dans son regard m’en a empêché. Alors j’ai juste dit : « Il y a des jours comme ça ! »

Ma phrase a semblé l’encourager et j’ai compris que j’en aurais pour une heure au moins. Je lui ai proposé d’aller au café, tant qu’à faire. On a commandé un demi et il m’a tout dit. Au bout d’une heure il était souriant, moi moins ; j’avais absorbé toute la noirceur de son âme.

Il m’a quittée en me remerciant chaleureusement et je me suis contentée de lui répondre « de rien ! », comme si de rien n’était.

Après avoir fait quelques pas sur le trottoir, j’ai été saisie d’une terrible angoisse et j’ai tout de suite essayé de trouver quelqu’un à qui je pourrais dire « Rien ne va plus »…

21_02_11_pour_GB

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13 mars 2011

Le corps sans tête

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Dans une décharge, on avait retrouvé le corps d’une femme nue, étêtée, enveloppée dans du papier journal. On lui avait aussi coupé les bras. Mais ce qui l’avait le plus étonné, c’était cette fleur de tournesol en papier crépon qu’on lui avait mis à l’emplacement de la tête et ces piqûres d’insectes, comme si des abeilles s’étaient acharnées sur elle. Il aurait préféré ne pas être confronté à ça, mais on ne triait pas les affaires à la police judiciaire. Arrivé sur les lieux, il avait vomi. Lui qui n’en était pas à sa première affaire, était-ce normal ?
Sa journée avait mal commencé. A 8 heures son ex-femme lui avait téléphoné pour dire – et c’était la deuxième fois ce mois-ci – que sa fille était malade et qu’elle ne pourrait pas passer le week-end avec lui. Encore une maladie de circonstance, pensa-t-il, mais il s’abstint de tout commentaire. Pour achever de le déprimer, son adjoint était malade et personne ne le remplaçait.
En fin d’après-midi il eut des nouvelles fraîches : la femme de la décharge s’appelait Anieta Delgrave et il la connaissait. Comment aurait-il pu imaginer que « son » Anieta finirait dans une décharge emballée dans du papier journal ? L’Anieta qu’il avait connue, la belle Anieta, celle qui l’avait ignoré pour se marier avec Michel Delgrave, médecin généraliste, devenu maire de St Anselme !
Au lycée, comme à la faculté, tous les garçons avaient été amoureux d’Anieta. Elle avait l’art de raconter des histoires qui vous tiraient des larmes des yeux. Celle qui racontait l’enfermement de son père au goulag était sans doute la plus triste de toutes.
Tous avaient voulu coucher avec elle, mais un seul avait réussi : Michel. Il cumulait tout : des études brillantes, un physique d’athlète et une vie sexuelle que tous lui enviaient. Quand il frappa à la porte du cabinet de Michel Delgrave et qu’il  le retrouva, 25 ans plus tard, les tempes dégarnies et la silhouette empâtée, il en fut presque heureux, il y avait donc une justice.
- Bonjour Michel, désolé de te revoir dans ces circonstances. Tu me reconnais ?
Il l’avait reconnu. Une bonne chose. L’enquête en serait peut-être facilitée. Il le fit asseoir dans son cabinet et lui proposa un verre qu’il refusa. Ses questions furent sans détour et les réponses de Michel on ne peut plus franches. Il semblait abattu, plus mort que vif, mais il ne se déroba pas une seule fois.
Ils se quittèrent sur une vigoureuse poignée de main et il nota des boursouflures sur sa main droite. Il les oublia vite, perdu dans des souvenirs qu’ils n’avaient pas feuilletés depuis des lustres. Une fois au volant de sa voiture, il essaya de recoller les morceaux du puzzle de l’affaire Delgrave. Si Michel était éploré – et sa tristesse semblait sincère – quelque chose sonnait faux. Il lui avait dit bien trop vite qu’Anieta le trompait, en soulignant immédiatement que son amant était l’apiculteur de Revoul.
Il se rendit chez l’apiculteur le lendemain. Celui-ci vivait à une trentaine de kilomètres de la ville, dans un village de cent cinquante âmes, perdu dans les monts d’Orvais. Dès qu’il arriva, il remarqua des ruches, étagées sur les pentes. Une abeille se colla même à sa vitre ; il la remonta immédiatement, il détestait ces bestioles. La maison était blanche, à un étage. Les fenêtres entourées de bleu lui donnaient l’air d’une maison de bord de mer. Il sonna et remarqua que l’homme sur le seuil avait une vague ressemblance avec Michel, plus jeune. Cela le mit mal à l’aise. Il se présenta et l’homme le fit entrer.
- Inspecteur Dumontier, je m’occupe de la mort d’Anieta Delgrave. J’ai l’impression que nous nous connaissons…
- Peut-être mais... Entrez, je vous en prie, cela ne vous dérange pas de m’interroger sous la tonnelle ?
- Non, bien sûr.
Dans le jardin il y avait aussi des ruches et les bourdonnements résonnaient douloureusement aux oreilles de  l’inspecteur. Il se crispa légèrement.
- Vous avez beaucoup de ruches on dirait ?
- Forcément, j’en vis. Mais ne vous inquiétez pas, mes abeilles n’ont jamais tué personne !
L’interrogatoire qu’il fit lui donna l’impression d’un accouchement aux forceps, tant l’homme paraissait réticent. Il lui fit comprendre que sa relation avec Anieta touchait à sa fin. Mes performances ne sont plus à la hauteur, avait-il dit l’air aigri, Anieta est une permanente insatisfaite.
- Mais dites-moi, reprit l’inspecteur, vous êtes sûr que je ne vous connais pas ?
- Nous nous sommes peut-être rencontrés il y a une trentaine d’années, j’habitais non loin de chez vous. Michel est mon demi-frère.
Lorsque l’abeille  piqua l’inspecteur au cou, il eut un rictus qui lui déforma le visage. La peau rougit et gonfla presque instantanément. De douloureuses crampes abdominales l’immobilisèrent sur son siège et sa tension chuta. Il eut l’impression que la mort approchait au galop. Quand il  essaya de sortir son portable de sa poche, l’apiculteur l’enserra de ses bras puissants et  lui dit calmement.
- Quand on est allergique, on risque gros. Je me souviens très bien de la première fois où vous avez été piqué, vous jouiez avec moi dans la cour devant chez vous. On avait 12 ans. Une fort belle maison que la vôtre. Vous vous souvenez, il y avait Anieta et tous les deux vous étiez inséparables… Michel lui n’existait pas encore.
Pendant que l’homme parlait, l’inspecteur se tordait de douleurs et le suppliait d’appeler le SAMU. L’homme refusa catégoriquement.
- Pas de SAMU, s’écria-t-il, vous n’avez que ce que vous méritez, Michel aussi. Quand je pense que ce con voulait la tuer et puis après il a changé d’avis, mais trop tard. Si vous saviez ce qu’elle nous en a fait baver ! Vous auriez bien voulu la baiser vous aussi, hein ? Trop tard. C’était une cinglée, Anieta, et Michel est un sacré con. Je n’aurais pas supporté le quart de la moitié de ce qu’il a supporté. Sale affaire, hein ? Mais vous n’en avez plus pour longtemps. Je vous ai réservé ma plus belle abeille, celle de la ruche royale, quant à Anieta, elle a eu droit à un essaim complet.
Comment avait-il pu oublier ce type ? Déjà gamin, il était bizarre, toujours collé à eux, mendiant leur amitié.  Michel Delgrave et l’apiculteur étaient donc frères : Michel fils de médecins et l’apiculteur, fils de la femme de ménage culbutée par le médecin. Putain de vie, murmura-t-il à bout de force. Jamais il ne terminerait le puzzle avec sa fille et jamais il ne reverrait son bureau où il avait gardé, dans le tiroir du haut, une photo d’Anieta.

6 mars 2011

Style

- Et surtout, pour votre prochain livre, du concentré, pas de pages qui dégoulinent d’adjectifs et d’adverbes, je peux vous faire confiance ?
Elle acquiesça et l'éditeur  conclut :
- Je n’aime ni l’ostentation  ni la sujétion, un reste d’enfance…  mais bon, je ne vais pas faire ma psychanalyse avec vous !
Il y eut un assez long silence qu’elle rompit  en parlant de tout et de rien.
- On dirait que vous n’aimez pas les silences, remarqua-t-il.
Elle répondit en plaisantant :
- Non, trop de silences tuent le silence ;  mais bon, je ne vais pas faire ma psychanalyse avec vous !
Ils se sourirent et pensèrent qu’un jour, entre eux, il y aurait peut-être  autre chose que des silences et des mots…

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27 février 2011

La piscine

C’était jour de piscine. Ce mercredi, le ciel s’était lavé de ses nuages habituels, il nagerait dans le bassin extérieur. Le ticket tendu, la cabine occupée, l’effeuillage commença : pantalon, sweat, maillot de corps, slip défraîchi, chaussettes… Dès la sortie de la douche, il croisa des corps qui le croisaient mais ne le regardaient pas. Il faut dire qu’il était banal. Avant de plonger et de commencer ses 50 mètres sur le dos, ses yeux firent le tour de la piscine. Il remarqua, de l’autre côté du bassin, le corps magnifiquement proportionné du maître nageur. Ses muscles saillants et ses épaules massives - sûrement un nageur de papillon – lui donnèrent envie de disparaître. Il plongea immédiatement dans l’eau chlorée. En remontant à la surface, il entendit un coup de sifflet mais continua à nager, pourquoi le sifflerait-on ? Il repensa aux muscles du maître nageur, au triangle bleu de son slip et il battit des pieds frénétiquement. Un autre coup de sifflet résonna et une voix cria :

- Eh vous là-bas ?

- Moi ? finit-il par dire en se montrant du doigt.

- Oui, vous, sortez !

Il se hissa avec difficulté sur le bord de la piscine. Le maître nageur était juste devant lui. Il se sentit presque humilié de se trouver, nu ou presque, à côté de ce type parfait.

- Et votre bonnet de bain ?

- Mais, mais… je suis chauve balbutia-t-il.

- Et alors ? Vous n’avez pas lu le règlement : bonnet obligatoire. Si vous  n’avez pas de bonnet vous ne pouvez pas avoir accès au bassin.

Le maître nageur se montrait inflexible et il se sentit doublement humilié.

Il n’attendit pas son reste et battit en retraite en grelottant dans son slip de bain noir légèrement détendu.

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20 février 2011

La boussole

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- Il n’y a que toi, je te jure qu’il n’y a que toi !

Elle lui avait répété 20 fois, mais il ne voulait plus la croire, elle ne comprenait pas pourquoi. Elle était devenue lointaine et lui devenait sombre. Il  ruminait, cherchait l’autre sous son parfum et dans l’intimité de la chaleur de son corps, comme un chien que son maître aurait abandonné.
Dehors, le soleil avait repris ses droits, la treille laissait apparaître de frêles bourgeons, la mer au loin rangeait ses gros rouleaux d’hiver et le ciel s’habillait d’un bleu plus profond que les nuages évitaient de narguer.
Tu m’en veux, je sais, disait-elle parfois. Tous les samedis, elle disparaissait dans l’aile droite du château. C’étaient des samedis au goût de fête et elle fredonnait à n’en plus finir.
Lui ne pénétrait jamais dans cette aile qui s’était endormie depuis le drame ; il n’avait jamais voulu y revenir.
- Tu fais quoi, là-bas ? lui demandait-il.
- Oh rien, répondait-elle évasive, je rêve, je fouille, je nettoie ; tiens, j’ai même trouvé une boussole.
Il sursauta.
- Elle est comment ?
Ella la lui décrivit. Oui, c’était bien la boussole de son père, celle que sa mère avait cherché des années.
- Tu l’as trouvée où ?
- Sous une latte du plancher.
Il ne lui demanda pas comment elle avait eu l’idée de soulever cette latte. Elle était amoureuse, il le voyait à la façon dont elle s’apprêtait, au rouge de ses pommettes ou au sourire rêveur qu’elle arborait. Mais amoureuse de qui ? D’un fantôme ?
- Si tu veux savoir ce que je fais, viens avec moi ! Lui dit-elle.
- Cette aile porte malheur, déjà mon père…
- C’est parce qu’il s’est pendu ?
- Oui, dit-il dans un murmure. C’est à cause de ça.
Ce samedi-là, elle partit plus tôt qu’à l’habitude, vers 14 heures, un panier sous le bras dont un linge cachait le contenu. Elle avait mis son chemisier blanc, sa jupe rouge et avait relevé ses cheveux en un chignon désordonné. Deux pendants d’oreille en argent tintaient curieusement quand elle marchait.
- Tu vas où ?
- Chercher la boussole, puisque tu veux tout savoir.
Il haussa les épaules et fit semblant de s’absorber dans un livre. Il la regarda partir, sa jupe balayait presque le sol et ses cheveux se dénouèrent avant qu’elle n’ait franchi le seuil de la porte. Je l’aime, se dit-il, oui je l’aime mais il est trop tard.
- Adieu.
- Adieu ? Elle se retourna, surprise.
Il ne s’expliqua pas et lui fit un signe de la main.
Elle parcourut la longue galerie qui menait à l’autre aile. Elle se demandait si elle le verrait. Parfois il ne se laissait pas approcher, il était craintif, comme tous les suicidés, elle le savait. Elle avait mis des années à apprivoiser son frère, elle avait l’habitude de la mort.
Elle savait qu’elle ne le laissait pas indifférente, c’est tout au moins ce qu’elle comprit le jour où il lui avait montré la boussole, sa boussole, celle que personne n’avait jamais trouvée. Elle l’avait aimé le premier jour où il lui était apparu, comme on aime une ombre qui n’a besoin que de rêves  pour exister. Elle frissonnait quand il s’approchait d’elle,  avait-elle jamais frissonné ainsi quand son mari s’approchait d’elle ? Elle l’avait trouvé si beau, presque aussi jeune que son fils. Il était toujours sanglé dans un costume sombre qui lui donnait un air  sérieux.  Il avait attendu longtemps avant de lui parler, la première fois qu’il l’avait fait, elle fouillait une malle remplie de vêtements. Il l’avait fait sursauter et  s’en était excusé. Ses mots avait été si doux, seul un fantôme pouvait ainsi parler aux femmes... Oui, elle l’avait aimé dès le premier jour.
Maintenant ils se connaissaient depuis deux mois. La fois précédente, il lui avait demandé de faire le serment de ne plus l’abandonner. Elle n’avait dit ni oui ni non, mais elle lui avait apporté ce qu’il lui avait demandé : une corde assez solide pour supporter le poids d’un homme sans se rompre.
Elle se demandait si on pouvait faire l’amour avec un fantôme,  mais elle n’osait le lui demander. La semaine passée il s’était glissé sous sa robe et elle avait ressenti une jouissance telle que les murs en avait résonné. Mais elle, que pouvait-elle saisir de lui ?
- Je t’aime, avait-il murmuré en la voyant arriver. Si je devais te peindre, tu serais la rosée qui accroche ses filaments argentés aux herbes folles.
Il lui demanda si elle avait la corde. Elle la sortit du panier et la lui tendit.
- Et maintenant ? fit-elle d’une voix mal assurée.
Il lui montra la chaise et lui désigna l’endroit où elle devait la placer, à l’endroit exact où la lumière de l’après-midi traçait un halo doré. Quand il lui demanda de prêter serment, elle s’exécuta et quand il lui dit de monter sur la chaise, elle lui obéit.
- Je t’aime, répéta-t-il et un souffle léger s’engouffra sous sa jupe pour endormir son corps.
Il lui passa la corde autour du cou, délicatement, et chuchota à son oreille qu’il n’avait jamais aimé qu’elle. Son fils, le pauvre, savait-il l’aimer ? Avait-il jamais su aimer quelqu’un à part lui-même ?
Elle le supplia de se taire et des larmes roulèrent de ses yeux gris. Il les embrassa en la conjurant de se calmer, que tout allait bien se passer. La corde était maintenant en place et le nœud serrait son cou bruni par le soleil du printemps.
- Tiens, prends ça, dit-il en lui tendant la boussole. C’est comme ça que tu me retrouveras.
Elle sourit, accepta la boussole qu’il lui tendait et fit un signe de la tête. La chaise bascula soudain et son corps fut projeté dans le vide.
- Nous sommes unis pour l’éternité.
C’est ce qu’il lui sembla entendre, mais qui aurait pu confirmer ses dires ?   

13 février 2011

La photo de classe

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Quand Sophie l’avait retrouvée au café de la Gare, la première chose qu’elle avait faite c’était de lui montrer la photo de classe. Une vieille photo de sixième où elle eut du mal à se reconnaître : cette godiche au deuxième rang, c’était elle ? Mon Dieu, quelle horreur, elle aurait préféré ne jamais se revoir. Puis Sophie lui montra le garçon du dernier rang :
- C’est lui !
- Alain Dutour ? fit-elle étonnée.
Elle se souvenait parfaitement d’Alain, elle en avait même été amoureuse. Ses cheveux châtains clairs et ses yeux verts lui avaient laissé un souvenir tenace. Et puis ce baiser, celui qu’il lui avait donné derrière la gare, c’était le premier, mais d’autres avaient suivi…
- Alain  ? Tu es sûre qu’Alain aurait pu commettre ces actes barbares ?
- Oui, j’en suis sûre.
Sophie lui rappela que ses parents tenaient une ganterie à l’angle de la rue Rollon ce qui expliquerait…
- Oui, mais entre vendre des gants et couper des mains il y a de la marge.
Sophie se contenta de pleurer à chaudes larmes et finit par dire en hoquetant :
- C’est bien pour ça que j’ai fait appel à toi puisque maintenant tu es dans la police.
Sa logique la fit sourire. Il y avait quinze ans qu’elle n’avait pas revu Sophie. La dernière fois, c’était lors de leur soirée de beuverie juste après leurs études secondaires. Sophie était restée à Rouen et elle, elle était partie à Paris pour fuir l’air irrespirable de sa ville natale. Elle n’avait bien sûr dit à personne que  ses parents l’avaient mise à la porte pour une stupide histoire de flirt consommé.
-  Sophie, si tu pouvais m’expliquer les choses chronologiquement, ce serait mieux.
- Des mains ont été retrouvées dans des sacs poubelles, des mains qui appartenaient à des jeunes femmes, toutes ont été retrouvées mortes et elles avaient perdu leur main droite, sectionnée net ; je te dis que c’est lui.
Ce que Sophie oubliait de lui dire c’est qu’elle avait vécu avec Alain pendant trois ans, mais cela avait-il une incidence sur l’histoire qu’elle lui racontait ?
- Tu as des preuves de ce que tu avances ?
- Je le connais.
- Certes, mais encore ?
- Alain est fasciné par les mains de femmes. 
- Oui, mais ça n’en fait pas un assassin quand même ! Qu’est-ce qu’il fait dans la vie ?
- Professeur de piano, dit-elle, et l’une de ces femmes avait des cours particulier avec lui.
Elle lui promit de l’aider en lui rappelant qu’une enquête avait déjà été menée et que le dossier était clos.
- Je peux garder la photo ? Lui dit-elle avant de partir. Je te la rendrai la semaine prochaine. Si j’ai quelque chose de nouveau, je te téléphonerai.
Cette semaine à Rouen promettait d’être particulièrement agitée. Elle descendit à l’hôtel de la cathédrale, le petit jardin intérieur et la chambre paisible la réconcilierait peut-être avec la ville. Elle irait voir ces parents dans deux jours et le lendemain elle téléphonerait à Alain. A quoi ressemblait-il maintenant ? A rien peut-être ? Une gentille bedaine et une calvitie naissante ?  Elle réfléchit à ce qu’elle lui dirait pour éviter d’éveiller ses soupçons ; à vrai dire l’affaire était plus que récente et il avait sûrement entendu dire qu’elle travaillait dans la police.
Alain eut l’air surpris de son coup de téléphone, mais accepta de la recevoir chez lui le jour même. Il n’était pas tel qu’elle l’avait laissé en seconde mais elle le rangea tout de suite dans la catégorie « séduisant ».  Il ne chercha pas vraiment à savoir le pourquoi de sa venue. Il lui parla de leur baiser derrière la gare – elle lui dit qu’elle s’en souvenait parfaitement – et  plaisanta sur sa profession qu’il jugeait surprenante :
- Commissaire ? Si j’avais imaginé qu’une fille aussi séduisante que toi…
Elle ne releva pas et ils continuèrent à bavarder amicalement  jusqu’au soir. Lorsqu’elle lui demanda s’il avait vu Sophie récemment, son visage se crispa légèrement et il répliqua :
-  Sophie est très fragile. Elle a d’ailleurs fait plusieurs dépressions qui se sont terminées à l’hôpital psychiatrique.
- Ah bon ? fit-elle surprise, elle avait  pourtant l’air équilibrée…
- Oui, l’air, mais il y a le fond…
Il lui proposa de rester manger avec lui, il pouvait parfaitement improviser quelque chose et il n’avait aucune obligation. Elle non plus. Elle lui proposa son aide, qu’il refusa, et pendant qu’il vaquait à la préparation du repas dans la cuisine elle fit le tour de la pièce. Le piano à queue trônait près de la fenêtre et la partition qu’il jouait s’intitulait : «  les mains de la mer », d’un compositeur inconnu. Sur  la cheminée poussiéreuse, quelques portraits de femmes et sur le minuscule secrétaire une lettre.
- Tu veux un apéritif ? lui dit-il de la cuisine.
- Je peux attendre ;  je jette un coup d’œil à tes partitions, tu sais que moi aussi j’ai eu des cours de piano.
- Fais comme chez toi.
Elle revint vers le bureau et lut le début de la lettre  rédigée pour une certaine Isabelle. Elle s’arrêta sur la dernière phrase : « je voudrais faire un moulage de ta main droite mais… ». Alain revint dans la salle et il lui fut difficile de cacher qu’elle lisait la lettre.
- C’est prêt, dit-il joyeusement. On mange dans la cuisine ? Je t’ai servi un verre de vin chilien, ça va te faire du bien.
Ils s’assirent face à face. Elle ne comprit pas vraiment pourquoi le vin allait lui faire du bien, mais elle ne lui en dit rien.
- Tu as des mains d’instrumentiste, de très belles mains élégantes, je serais presque jaloux....
- Mais de quoi ? répondit-elle l’air rêveuse. Au fait, tes parents avaient bien une ganterie ?
Il la regarda interloqué :
- Quelle mémoire !
- Oh, profession oblige, fit-elle négligemment.
- J’oubliais que pour toi tout est pièce à conviction. Au fait, je ne te l’ai pas demandé tout à l’heure, mas  qu’est-ce qui t’amène ici ?
Alain la regardait d’un air qui lui parut suspicieux et elle se sentit obligée d’expliquer :
- Une vieille histoire avec mes parents, des choses à régler et puis j’ai revu Sophie, hier…
Il eut l’air surpris. Elle profita de ce léger avantage pour ajouter :
- Au fait, tu ne voulais pas reprendre la boutique de tes parents ?
Il lui sourit de façon désarmante et répliqua :
- Et toi, tu aurais voulu reprendre la boucherie familiale ?
Son visage se ferma instantanément, elle détestait entendre parler de ses parents et de leur boucherie. Il se leva pour aller chercher le plat qu’il avait mis au four et revint s’asseoir.
- Un reste de gratin  de légumes.
Il emprisonna sa main droite dans la sienne et la retint longuement. Elle n’y fut pas insensible :
- J’étais très amoureux de toi tu sais. Dommage…
Pourquoi lui disait-il dommage, elle faillit le lui demander mais elle n’en eut pas le temps, le téléphone sonna et il se rendit au salon. Elle tendit l’oreille mais rien ne filtrait. Il revint au bout de quelques minutes :
- C’était Sophie, elle voulait savoir si tu étais là, je lui ai dit que non bien sûr, Sophie a une imagination débordante. Elle serait même capable de penser que cette petite soirée arrosée pourrait se terminer de façon plus intime.
Elle n’aima pas la façon presque évidente dont il le dit. Pensait-il réellement qu’elle allait coucher avec lui en souvenir du bon vieux temps ? Il énonça deux ou trois banalités, parla de ses parents à lui et à elle, de la boucherie, des souvenirs du collège, de ses années de conservatoire et à chaque fois qu’elle vidait son verre, il le remplissait. Le vin chilien faisait merveille, ses pommettes étaient en feux et la vie était aussi légère que la brume qui glissait sur la Seine. Il évoqua à nouveau leur amourette :
- Je me souviens encore de l’endroit exact où je t’ai embrassée la première fois, et toutes les fois suivantes.
Elle sourit :
- De l’eau a passé sous les ponts.
- Dommage ! dit-il  à nouveau puis il ajouta, j’ai très envie de t’embrasser, je peux ?
Elle allait lui dire que non mais sa tête se fit lourde et heurta la table. Elle ne sut jamais ce qui s’était passé ce jour-là. Quand elle se réveilla après un cauchemar abominable où elle voyait sa main droite tranchée par une hache rutilante, elle vit une femme en blanc qui la sommait de se tenir tranquille. Elle regarda autour d’elle : c’était  une pièce blanche, la fenêtre ouvrait sur un parc et il y avait le portrait d’une femme qu’elle ne connaissait pas sur sa table de nuit. Elle cria et demanda à la jeune femme en blanc qui entra dans sa chambre qui était cette femme sur la photo :
- Vous, madame, s’entendit-elle répondre.
Elle ne put contenir ses larmes. C’était elle ? Mais elle ne se reconnaissait pas du tout, ce n’était pas possible.
- Je veux voir mes parents.
- Ils sont morts, répondit l’infirmière, vous le savez bien. Le médecin recommande le calme le plus complet. Vous avez eu un choc émotionnel !
- Un choc, mais quel choc ?
- Je l’ignore madame, on ne m’a rien dit, le mieux c’est d’attendre la visite du médecin. Il passera à 16 h.
A 16 h pile, on frappa à sa chambre et le médecin entra. Son visage lui était familier. Elle le lui dit :
-  Je suis votre médecin traitant, Madame Richard, le docteur Alain Dutour, vous me remettez ?
- Alain ?
Le docteur hocha la tête, l’air rassurant.
-  C’est quoi ce choc dont m’a parlé l’infirmière ? Hier je mangeais chez vous et aujourd’hui je suis à la clinique ?
- Rien madame Richard, enfin presque rien. Ce matin vous avez reçu la visite du fils d’un ami à vous qui était professeur de piano à Rouen, et quand il vous a annoncé que son père était mort, vous  vous êtes évanouie…
- Je me suis évanouie, moi ? Ecoutez, faites vite, il faudrait prévenir le commissariat, si on ne dit pas à mon chef ce qui m’est arrivé, il va me mener une vie impossible à mon retour.
Le docteur ne put s’empêcher de sourire :
- Ne vous en faites pas. Reposez-vous. Aujourd’hui vous  prendrez votre repas du soir dans votre chambre, vous êtes trop faible pour aller dans la salle à manger.
Son visage se rembrunit soudain et elle  demanda  d’une  voix blanche en regardant la photo :
- Docteur, répondez-moi franchement, j’ai quel âge ?
- 75 ans madame Richard, allez, reposez-vous et si ça ne va pas, appelez l’infirmière.
Il partit suivi de l’infirmière à la blouse blanche qui ressemblait tellement à Sophie, son amie d’enfance. La pauvre, elle se souvenait maintenant. On l’avait retrouvée morte chez elle, le corps dénudé, la main droite tranchée. Sa mort n’avait jamais été élucidée.

6 février 2011

L'oie noire

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On lui avait toujours parlé de l’oie noire, celle qui viendrait la chercher et l’emmènerait loin, très loin des tyrans qui voulaient engloutir sa vie, mais l’oie n’était jamais venue et elle s’était racontée des histoires dans l’obscurité de sa chambre quand les réverbères jetaient leurs ombres déformées sur les murs blancs. Le seul qui s'invita, ce fut le grand héron cendré et la nuit venue, ses rêves glissaient  sur le plumage  de ses ailes ; mais qui était-il ? Il lui avait assuré que l’oie et lui étaient amis, qu’il connaissait la péninsule Ibérique et même le nord de l’Europe ; elle le crut. Il inventait toujours de nouveaux rivages, de nouvelles montagnes,  de nouvelles forêts qui l’éloignaient des êtres qu’un jour elle avait peut-être chéris.

Quand le jour se levait, les nuages s’amoncelaient et elle divaguait  de pièce en pièce sans trouver où attacher sa mélancolie qui donnait à son visage des reflets de  brume. Tous s'éloignaient de cette enfant qui enterraient les joies les unes après les autres. Son père, un jour, avait même laissé plané une menace :

- Si tu continues comme ça…

Le soir de son anniversaire – elle venait d’avoir 12 ans - le héron cendré se posa sur le balcon alors que la lune taquinait les rideaux de dentelles de ses reflets dorés. Il lui dit qu’il avait croisé l’oie noire dans les marécages du Levant et qu’elle lui avait dit que le moment était venu. L'enfant lui demanda juste ce qu’il fallait emporter pour le voyage.

- Rien, répondit-il, là-bas il y a tout et tu seras heureuse.

Elle jeta un dernier regard à sa chambre, monta sur le dos du héron cendré, enfouit sa tête dans son plumage chaud et il s’envola d’un simple battement d’ailes.
Elle était devenue un ange qui montait dans le ciel étoilé.

30 janvier 2011

Le cerveau

Quand il téléphona à l’hôpital, on lui apprit que son père était mort. Il eut juste la présence d’esprit de dire :
- Et pour voir le corps ?
On  lui demanda de se présenter l’après-midi. A l’heure dite, il était à l’accueil de l’hôpital. Une jeune femme lui indiqua le chemin à suivre. Il longea les couloirs couleur crème et prit l’ascenseur pour le sous-sol. La morgue était là.
Quand il se présenta, l’homme en blouse blanche le regarda d’un air embarrassé et finit par lui dire :
- On a un petit souci monsieur, on a perdu le corps !
- Perdu le corps ? Répéta-t-il bêtement.
- Oui, désolé, revenez demain on verra ce qu’on peut faire.
Il n’eut pas le courage de s’énerver. Il repartit en sens inverse, titubant le long  des couloirs qui le menèrent à l’ascenseur. Une fois la porte refermée, il s’évanouit.
Il se réveilla dans une chambre blanche, parfumée de roses. Près du lit, une femme était assise. Le visage brun et long, elle portait une robe en tissus fleuri. Jamais il ne l’avait vue auparavant. Il lui dit faiblement :
- Qui êtes-vous ?
- Tu ne me reconnais pas ?
- Non.
- Muriel, je suis ta femme.
Il la regarda sans comprendre et ajouta :
- Et le corps ?
- Quel corps ?
- Celui de mon père.
Elle eut un regard triste et changea de conversation. Au bout de quelques minutes elle se leva, lui caressa le front et alla chercher l’infirmière.
- Monsieur Durand, lui dit l’infirmière, l’opération s’est bien passée. Vous êtes ici depuis 24 heures et on vous gardera encore quelques jours. Les réveils sont parfois douloureux, il vous faudra être patient. Le repos absolu est obligatoire.
Il n’aimait pas du tout la façon dont elle lui parlait, elle le prenait vraiment pour un  imbécile avec son sourire qui se voulait tranquille et sa main posée sur son avant-bras.
- Je ne comprends rien, renchérit-il.
Elle lui répondit, énigmatique, qu’il n’y avait rien à comprendre, juste à obéir, c’était tout. 
Il préféra fermer les yeux pour la faire disparaître. Quand il les rouvrit, la même infirmière était penchée au-dessus de lui et lui murmurait d’une voix maternelle :
- Inutile de partir, c’est un conseil, maintenant il faut vous reposer.
Il essaya de se lever mais elle le repoussa un peu brutalement.
- Cela ne sert à rien de faire l’enfant M. Durand. Maintenant il est trop tard. Il aurait fallu y penser avant.
- Mais avant quoi ? Hurla-t-il.
- Avant d’avoir rempli votre dossier.
- Mais quel dossier bon dieu ? Elle ne répondit rien et disparut.
Il se rallongea et s’obligea à rassembler sa vie : il s’appelait M. Durand, il avait une femme, un père, il venait de subir une opération et ne reconnaissait plus sa femme. Peut-être était-ce de cette perte de mémoire dont il s’agissait dans le dossier ?
Au bout d’une heure, il sonna pour rappeler l’infirmière. Ce n’était pas la même, celle-ci était plus jeune. D’entrée  il lui dit :
- J’ai un problème au  cerveau, c’est ça ?
L’infirmière hocha la tête pour toute réponse. Mais il ne se contenta pas de ce simple signe et elle se sentit obligée de lui dire la vérité.
- On vous a fait une greffe.
- Alors ce n’est pas mon cerveau, fit il paniqué, et j’ai le cerveau de qui ?
- Impossible de vous répondre, seul le chirurgien…
Hors de lui, il se dressa sur son céans et voulu l’attraper à la gorge. L’infirmière recula, épouvantée.
- Si vous continuez comme ça, on vous mettra la camisole, ce n’est pas dans votre intérêt.
Il se recoucha instantanément. Il était certainement à l’hôpital psychiatrique ; d’ailleurs, le bruit des clefs ne lui avait pas échappé lorsque l’infirmière était sortie de sa chambre la première fois, seulement, il avait préféré ne pas y penser.
Il tenta le tout pour le tout :
- Je suis fou, c’est ça ?
L’infirmière répondit calmement :
- Le chirurgien vous expliquera tout cette après-midi, et elle sortit en fermant la porte à clefs.
Il n’y avait plus aucun doute possible, la greffe ne s’était pas passée comme elle aurait dû.
A 15 heures, le chirurgien entra dans sa chambre, il avait une tête auréolée de cheveux blancs, un air sérieux et une voix qui se voulait chaleureuse :
- Bonjour M. Durand. Je voulais parler un peu avec vous de… euh… de vous.
Il attendit silencieux et le chirurgien se sentit obligé de continuer :
- Vous avez subi une greffe de cerveau, comme vous le souhaitiez, mais le cerveau que l’on vous a greffé n’était pas le bon, voilà. Remarquez,  ç’aurait pu être pire.
Il manqua de s’étrangler, pas le bon, pas le bon, mais lequel aurait-il dû avoir et lequel avait-il ? C’était trop simple de botter en touche. Le chirurgien continua :
- Oui, je sais, ce n’est pas facile à entendre tout ça,  mais je préfère vous dire la vérité. Il y a eu une erreur regrettable dans l’étiquetage des cerveaux. Vous auriez dû avoir le cerveau de votre père, décédé deux heures plus tôt, mais vous avez hérité d’un autre cerveau, et celui-là, on n’aurait jamais dû vous le greffer, on aurait dû s’en débarrasser !
- Mon père… mon père… ? balbutia-t-il 
- Oui, votre père, il vous avait légué son cerveau.
- Et… cet autre cerveau ?
- Eh bien, il vaut mieux qu’on en parle plus tard, éluda le chirurgien. Il conclut  apaisant :
- Maintenant, après une telle greffe, l’important c’est de vous reposer.
L’infirmière lui apporta une pilule rose, bleue et  blanche. Il les avala toutes les trois et  s’endormit comme un bébé. Sans doute entendit-il dans son premier sommeil la lointaine conversation du chirurgien et de l’infirmière mais jamais, jamais il ne sut que le cerveau qu’on  lui avait greffé était celui d’un délinquant sexuel évadé du centre de détention de Fleury Mérogis.
Une fois sorti de l’hôpital et son divorce prononcé, il tenta peu à peu de se reconstruire une nouvelle vie.  Les femmes l’aidèrent beaucoup. Chez toutes – et jamais il n’a compris pourquoi -  il éveillait passion et frissons. Il essayait juste de ne pas les décevoir. Des rumeurs avaient couru sur son passé, mais elles furent bien vites effacées, qui aurait pu croire que… ?
Ce qui l’étonna toujours – et au départ il en conçut une gêne extrême – c’était  cette phrase  rauque – « Je vais te tuer » -  qui s’échappait de sa gorge et semblait le posséder  à chaque fois qu’il  faisait l’amour avec une femme. Mais quel mal y avait-il à ça ?

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23 janvier 2011

Le passage

Dès que j’ai  vu les crocs de la terre*,  je suis montée à l’échelle. Une simple échelle  dont les barreaux se dépliaient au fur et à mesure que je grimpais vers le ciel. Lui, là-haut, m’encourageait de la voix.
Je ne le connaissais pas : c’était notre première rencontre. A un moment j’ai perdu l’équilibre, c’est lui qui a  redressé l’échelle en m’insufflant le courage qui aurait pu me manquer.
Une fois en haut, j’ai mis pied sur le premier nuage venu. Il n’y avait personne à l’horizon. Moi qui pensais le voir aussitôt, j’étais déçue. Soudain j’ai entendu une mélodie, une Gnossienne de  Satie m’a-t-il semblé. Guidée par la musique, j’ai fait quelques pas dans la blancheur cotonneuse. J’ai vu un grand piano noir devant lequel était assis un homme, les cheveux ceints d’une couronne végétale. Il jouait divinement. Je savais que c’était lui.
- Aimez-vous Satie ? m’a-t-il dit tranquillement en me regardant.
- Oui, ai-je répondu sans hésiter.
Son visage était douceur et beauté.  Il s’est levé,  m’a tendu la main et j’ai mis la mienne dans la sienne sans hésiter.
- Voulez-vous ? m’a-t-il dit.
- Je veux,  a été ma seule réponse et il m’a déshabillée de ses mains blanches.
Jamais union ne fut aussi parfaite ; était-ce St Pierre ? L’un des apôtres ? Un saint que je ne connais pas ? Je n’en sais rien et je ne le saurai jamais, telle est la règle ici.
Aujourd’hui, c’est moi qui suis assise au piano noir et je joue la Gnossienne numéro 3 de Satie. J’attends le premier homme qui arrivera au ciel après avoir vu les crocs de la terre. S’il dit « Je veux », je le déshabillerai de mes mains blanches et nous nous unirons dans une communion parfaite. Ce n’est qu’ensuite qu’il glissera vers les eaux du Levant …

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* l’expression « j’ai vu les crocs de la terre » était à glisser dans le texte créé. La consigne fut donnée par l’atelier des « impromptus littéraires ».

16 janvier 2011

L'exposition

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La première chose qu’Eve avait vue en entrant c’était ce tableau. Et la stupeur l’avait immobilisée ; c’était elle cette femme de profil, c’était elle, elle en était sûre. Le peintre s’appelait « Bernard Dupluloin » ; cela ne lui disait rien. Pourtant il l’avait peinte, et nue en plus ! De quel droit ? Elle se posta à nouveau devant la toile et s’absorba dans le bleu et l’ocre de la chair.
Eve exprima  son mécontentement à la fille qui tenait la galerie, mais celle-ci lui répondit agacée :
- Tout le monde pourrait se reconnaître dans cette femme, même moi !
Eve toisa la fille des pieds à la tête et lui fit remarquer qu’avec sa chevelure brune et la générosité de ses formes on pouvait difficilement faire le rapprochement. Elle prit un air pincée et lui répondit que le peintre serait là dans une heure, elle pourrait lui poser toutes ces questions de vive voix.
Après un tour rapide de l’exposition, Eve revint se poster devant la toile. Quand son portable sonna, elle hésita à  le sortir du sac, mais elle finit par répondre. Elle secoua la tête à plusieurs reprises puis fondit en larmes. Quand elle raccrocha, un homme lui tendit un mouchoir en papier qu’elle accepta. Elle essaya de renifler le plus discrètement possible après avoir constaté que l’homme à ses côtés avait un certain charme. Il lui  tendit un second mouchoir en papier, silencieux. Quand elle eut terminé de se tamponner les yeux, elle le remercia.
- Vous vouliez me voir, lui dit l’homme.
- Vous êtes le peintre ? On vous a expliqué pourquoi je voulais vous parler ?
- Oui. Il est vrai que cette femme nue vous ressemble, c’est vrai, mais ce n’est pas  vous.
- Alors comment expliquez-vous… que je me reconnaisse ?
Bernard Dupluloin n’expliquait jamais rien mais Eve ne le savait pas. Il observa discrètement celle qui lui faisait face. Etait-elle de celles qui posent et couchent ? Telle était la question triviale qu’il se posait à cet instant-là.
- Et l’homme, vous le connaissez aussi ? s’amusa-t-il.
- Je ne connais pas d’hommes ! répondit-elle glaciale.
Une frigide, pensa-t-il. Elle n’était pourtant pas sans grâce ni courbes. Lui qui se posait rarement de questions  se demandait comment son visage et son corps s’étaient imposés à lui lorsqu’il avait peint cette toile-là.
- Vous êtes de Dieppe ? finit-il par dire.
- Oui.
- Ah ! Je vous invite à prendre un café ?
Elle accepta le café, la visite de l’atelier mais quand il lui demanda de poser elle fondit en larmes, les mêmes larmes que celles versées dans la galerie. Il le lui dit. Elle ne fit aucun commentaire et se déshabilla en silence, comme il le lui avait demandé.
- Asseyez-vous ici, ou plutôt ici, lui dit-il, et installez-vous comme le modèle que vous voyez là-bas, sur le croquis.
Quand il  toucha sa jambe nue pour rectifier la pose, elle poussa un hurlement. Il la regarda surpris puis éclata de rire :
- Je ne suis pas un loup, n’ayez crainte !
- Je connais les loups, lui dit-elle, et son visage se décomposa soudain.
Cet incident lui avait enlevé tout désir de coucher avec elle. C’était bien la première fois qu’une envie de chair fraiche disparaissait aussi vite. Plus il la regardait, plus son visage le fascinait.
- Rhabillez-vous ! dit-il brusquement.
- Comment ça !
- Oui, Rhabillez-vous. Je vais peindre votre visage, juste votre visage. Mettez-vous de profil, voilà, comme ça, et ne bougez plus.
Elle tint la pose une demi-heure avec un stoïcisme qu’il n’avait jamais connu chez aucun modèle, sauf chez cette très jeune femme rencontrée bien des années auparavant, à Dieppe. Il l’avait fait poser nue sur le lit, l’avait croquée au fusain puis, avant de la déflorer, il avait parcouru ses pleins et déliés de ses doigts insatiables.
Elle voulut à toute force voir son portrait bien qu’il ne le souhaitât pas.
- Vous le regretterez, j’en suis sûre, elles le regrettent toutes.
Elle ne voulut pas en démordre. Quand il le lui montra elle s’exclama dépitée :
- Mais ce n’est pas moi !
- C’est comme ça que le loup vous voit, répondit-il en souriant.
Elle remit son manteau et voulut partir au plus vite, comme gênée. Il la retint par le bras et lui confia :
- Les loups en savent toujours plus long sur les agnelles, vous l’ignoriez ?
Elle essaya de se dégager, têtue, mais il lui tenait le bras fermement.
- 2001, le café de la mer et l’hôtel Bellevue, vous croyiez que j’avais oublié notre rencontre ? Les loups n’oublient rien.
Elle se dégagea brusquement et claqua la porte derrière elle. Jamais plus il ne la revit.

9 janvier 2011

Le nu

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Le  jour où elle sortit nue de chez elle, le quartier s’en émut mais personne n’osa rien dire. Après tout, elle n’avait fait que déposer sa poubelle devant sa porte. On verrait bien si elle recommençait.
La deuxième fois, ce fut sa voisine qui lui téléphona :
- Vous vous rendez compte, sortir nue ? Lui dit-elle de sa voix tremblante.
- Mais de quoi voulez-vous parler Madame Desrien ?
Madame Desrien dut en convenir : la jeune femme ne se  rendait pas compte. Elle rapporta sa conversation à M. Arnaud qui lui répondit qu’autant de naïveté à son âge... et qu’il passerait lui-même voir la jeune femme pour lui en toucher deux mots.
M. Arnaud sortait très peu ; il n’avait jamais eu le goût des autres. Depuis sa dépression nerveuse, qui l’avait tenu éloigné du monde de longues semaines, M. Arnaud ne pensait qu’à cette jeune femme. Son jardin était ouvert à tous les regards et il ne se privait pas de fureter dans les moindres recoins. Rien ne lui échappait, non qu’il éprouvât pour elle une passion charnelle –  mon dieu, non - mais il la désirait autrement.
C’est avec surprise que la jeune femme découvrit M. Arnaud devant sa porte ce samedi après-midi.
- Mademoiselle, commença-t-il solennel, je suis votre voisin d’en face et si je me permets de vous rendre visite c’est à cause de… mais si je pouvais entrer ce serait peut-être plus simple à expliquer.
Elle lui sourit et s’effaça pour le laisser passer. Son intérieur était tel qu’il l’avait imaginé,  même le  «  nu » face à la porte d’entrée était là où il pensait qu’il serait.
- Asseyez-vous, je vous en prie. Je vous écoute, lui dit-elle aimable.
Elle portait une robe simple, bleue, qui mettait en valeur son épaisse chevelure brune. Son regard alla du « nu » à la jeune femme, puis il lui demanda :
- C’est vous ?
- Oui. Il vous plaît ?
- Un très beau nu, convint-il, c’est d’ailleurs pour ça que je suis venu.
- Vous voulez me peindre nue ?
Il s’empourpra, perdit contenance et lui en voulut de le mettre dans l’embarras. Finalement, que savait-il des femmes, lui qui n’avait fait que les suivre ? 
- Je suis modèle, précisa-t-elle, on me paie pour poser.
- Moi, je m’intéresse aux oiseaux, et un corps nu c’est un peu comme un oiseau qui se libère de ses barreaux. C’est comme ça que je vois les choses, je ne sais pas si vous me comprenez.
Elle lui demanda s’il voulait la voir nue avant de la peindre et M. Arnaud devint cramoisi :
- Je ne suis pas peintre vous savez, je suis un homme comme un autre et…
- Je sais, sourit-elle, je sais qui vous êtes. C’est bien pour ça que je vous fais cette proposition.
Elle se déshabilla dans le salon sans manifester aucune gêne. Lui s’était levé, nerveux. Sans doute le prenait-elle pour un voyeur ? Une fois nue, elle s’approcha si près de lui qu’elle frôla sa veste en velours. Il  pensa fugitivement à l’opinel qu’il utilisait au jardin pour tailler les branchages et il se dit que cette plante-là mériterait aussi d’être élaguée pour que tout rentre dans l’ordre.
- Je suis sûre que vous voudriez me tuer, lui chuchota-t-elle à l’oreille.
Comment savait-elle ? Le couteau était maintenant au centre de ses pensées et il dut enfoncer ses ongles dans sa chair  pour oublier. Soudain il revit l’aigle royal, celui de ses 20 ans. Il l’avait souvent vu passer et repasser au-dessus de sa tête, les ailes déployées, et il lui avait demandé de l’emmener  loin de ce monde qui le tourmentait. Mais l’aigle était parti et lui était resté.
- Rhabillez-vous, lui dit-il en mettant la main à sa poche, je peux devenir violent. Vous savez que j’ai déjà... et sa respiration se fit plus saccadée.
L’opinel était bien là, dans le secret obscur du tissu, et ce simple contact le rassura. Il aurait pu la tuer  mais il ne l’avait pas fait.
M. Arnaud tendit à la jeune femme sa robe bleue qu’elle prit presque à regret.  Elle l’enfila lentement.
- Dommage, conclut-elle d’une voix étrange,  j’aurais aimé mourir aujourd’hui.
Elle le raccompagna à la porte. Avant de partir il se retourna, les yeux brillants et lui dit :
- Si vous voulez voir ma volière, n’hésitez pas, j’aurais plaisir à vous revoir,  maintenant que vous savez... et il laissa sa phrase en suspens.

2 janvier 2011

Le silence

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Un jour, alors qu’elle l’observait,  il lui avait dit, méprisant : Tu pues le poisson ! Elle lui avait demandé pourquoi il la méprisait mais il ne lui avait jamais plus adressé la parole ; les garçons laissent souvent planer des silences que les filles ne comprennent pas. Pourquoi repensait-elle à cette histoire en marchant vers le cimetière du haut ? Elle y allait au moins une fois par semaine ; les cimetières lui apportaient une paix qu’elle ne trouvait nulle part ailleurs. Après avoir déambulé dans les allées pour caresser le souvenir de ceux qui n’étaient plus, elle était arrivée devant la tombe qu’elle aimait tant, celle où  le laurier avait déposé un linceul vert. C’est là qu’elle vit le corps d’un homme, presque nu, allongé sur les feuilles. Elle le reconnut immédiatement et elle s’approcha pour lui dire que ce n’était vraiment pas un lieu pour jouer les statues. Elle se rendit compte avec stupeur que le corps était immobile et  froid, aussi froid que les poissons qu’elle caressait en cachette sur l’étal de la poissonnerie quand son père ne la regardait pas.
Pourquoi l’avait-on allongé sur cette tombe ? Elle se pencha sur le visage de cire et s’aperçut que son œil gauche était légèrement abîmé, comme si on l’avait frappé avec un objet dur.
Le cimetière était plongé dans la torpeur du petit matin et le soleil - enfin libéré de l’imposant feuillage que deux chênes déployaient au-dessus des tombes - commençait à jouer sur les marbres discrets.
Cette mort  ne l’attristait pas : ce fils de notaire, arrogant, n’avait que ce qu’il méritait !
De son sac en plastique, déposé près de la tombe, elle sortit une truite saumonée dont les couleurs miroitaient étrangement au soleil et elle la plaça  sur le torse du jeune homme. Elle recula pour avoir un plan d’ensemble ; c’était parfait.  Bientôt son corps à lui aussi puerait et il serait bien puni. Puis, comme prise de remord, elle s’agenouilla pieusement près de la tombe et pria dans le silence du matin.
Cinq minutes plus tard, elle poussait la grille rouillée et reprenait le chemin de la ville…

26 décembre 2010

Le voisin

La nuit, parfois, je mens. Je sais que  ça peut paraître étrange, mais on ne choisit pas ses symptômes ! Hier, j'ai croisé mon voisin dans les escaliers. Il m'a arrêté pour me dire que je mentais trop fort et il a même ajouté :
- Ce n'est pas de ma faute si les cloisons sont minces.
Je me suis immédiatement sentie mal à l’aise ; de quoi se mêle-t-il ? Et s’il restait des nuits entières l’oreille collée à la cloison ? D’ailleurs, comment peut-il savoir que je mens alors qu’on ne se connaît pas ?
Je suis descendue chez la concierge et sous un prétexte fallacieux je lui ai parlé de mon voisin. Elle m’a dit, énigmatique, que je le connaissais certainement mieux qu’elle et que je n’avais  pas besoin de ses confidences !
En rentrant chez moi, j’ai aussitôt collé mon oreille à la cloison et j’ai presque entendu sa respiration de l’autre côté. Ce type a un problème, c’est sûr. Je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit et j’ai fini «  A la recherche du temps perdu » qui traînait sur ma table de nuit depuis des siècles.
Ce matin, à 7 heures, j’ai entendu du bruit sur le palier. J’ai regardé à l’œilleton et j’ai vu mon voisin, debout sur mon paillasson. Il a glissé une lettre sous ma porte. Une fois qu’il a été parti, je me suis baissée, je l’ai prise et je l’ai lue. Cette lettre disait :

« Mon amour,
Combien de temps encore allons-nous continuer à nous ignorer ? Je n’en peux plus. Tu m’avais dit qu’après une courte séparation, nous pourrions essayer de revivre ensemble. Ta froideur me fait peur.
Ne crois-tu pas que tu en fais trop ? Ne pourrions-nous pas reparler de nos malentendus ?
Je t’aime toujours,
Pierre »

J’ai lu la lettre trois fois. A quelle autre conclusion arriver sinon celle-ci : ce Pierre est complétement fou. Comment peut-il prétendre me connaître alors que je n’ai fait que le croiser dans l’escalier à plusieurs reprises ? Il faudra que j’en aie le cœur net…

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19 décembre 2010

Les ombres

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Il l’avait vue sur le carrousel, dans sa robe blanche aux broderies simples, lui était dans son uniforme de militaire et il la regardait tourner ; il avait immédiatement ressenti une brûlure profonde qui venait de loin, mais d’où ?
S’il avait pu lui parler des ombres qui chevauchaient ses rêves, rien ne serait arrivé, mais peut-on parler d’ombres à ceux qui sont de blanc vêtu ? 
Quand elle était descendue du cheval blanc, il lui avait saisi le bras :
- Je vous paie un tour, acceptez ! Et elle avait accepté, comme on fait une offrande à un enfant malade.
Il s’était installé derrière elle, sur un cheval bai, juste pour le plaisir de voir son dos blanc balayé de ses longs cheveux noirs. Elle  s’était retournée une fois, lui  avait souri, et il lui avait répondu d’un signe de la main. C’est à ce moment-là que  le désir était venu, obsédant, cruel.
Il avait obtenu un rendez-vous pour le lendemain, devant le même carrousel,  elle n’avait pas su résister à la fièvre de ses yeux clairs. Il lui avait chuchoté, comme dans un rêve :
- Mettez votre robe blanche, celle qui transporte les rêves de lumière des enfants perdus.
Le lendemain, elle était là, à l’heure dite, dans sa robe blanche aux broderies simples. Ce n’est pas à ce moment-là qu’il avait voulu lui déchirer sa robe, c’était bien plus tard, dans le parc, il l’avait même traitée de « salope ».
En ce 22 septembre, quand le juge lui demanda :
- Pourquoi vous avez fait ça ? il ne répondit rien et baissa la tête, comme un enfant grondé.
Sa mère le regardait, les yeux rougis par les larmes. Elle se souvenait l’enfant apeuré qui criait « Non papa, non ! » et qu’elle prenait dans ses bras pour l’apaiser après le départ du monstre.
Mais l’enfant était devenu homme, dans un monde de silence.

12 décembre 2010

Et maintenant ?

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L’arbre avait toujours été là  mais  il les encombrait. Ils auraient voulu l’abattre, seulement qui aurait pu le faire ? Pas lui ;  ni elle.
C’était surtout un témoin gênant : comment se donner l’illusion qu’ils avaient changé sous son regard ? Il fallait prendre une décision, mais comme à chaque fois qu’une décision était à prendre, ils ne la prenaient pas. S’il n’y avait pas eu l’enfant, ils auraient encore pu le supporter.
Oui, c’est l’enfant qui avait tout gâché. L’enfant avec ses rires et ses larmes ; surtout ses larmes qui surgissaient à tout moment sans que personne ne pût les tarir. Il les avait usés et un jour, il avait bien fallu choisir : lui ou eux.
L’arbre se souvenait du drame. Lorsque ses branches s’égouttaient, elles étaient encore chargées des pleurs de l’enfant et ils  n’avaient qu’une hâte, que le soleil revînt au plus vite pour sécher ces reproches vivants. L’arbre  les contemplait, muet, mais ils étaient persuadés que l’enfant aussi les observait, caché derrière les branchages.
L’arbre aurait pu être élagué, leurs voisins l’avaient bien fait, mais un élagage aurait-il suffi ? Non, il fallait le supprimer, comme ils avaient supprimé l’enfant. Seulement, un problème allait se poser : comment couper l’arbre si chaque coup de tronçonneuse ravivait les pleurs de l’enfant disparu ?

5 décembre 2010

Le secret

« Mon secret c'est que je n'en ai pas », lui avait-elle chuchoté en faisant quelques pas avec lui sur la terrasse illuminée par six guirlandes tendues dans le sens de la largeur. Il lui avait répondu en souriant :

- Alors vous devez être la reine du refoulement !

Elle le regarda attentivement. Son visage était éclairé  par le halo des lumières qui clignotaient et on aurait presque dit un saint. C’est sans doute pour cette raison qu’elle ajouta :

- Vous avez raison, on a tous un secret : moi par exemple, j’ai tué ma sœur il y a 15 ans et tout le monde croit que c’était  un accident.

Le silence s’installa sous les lumières qui continuaient leur ballet multicolore.  Elle conclut insouciante :

- J’espère que je ne vous ai pas gâché votre soirée. De toute façon, c’était il y a longtemps. Maintenant il y a prescription ! On rentre ?

Et ils retournèrent dans la salle de bal. Elle fit signe à une jeune femme rousse qu’elle lui présenta:

- Anne, ma sœur… l’autre, précisa-t-elle.

Il la salua sans mot dire. Anne lui sourit puis se tourna vers sa sœur :

- Pourquoi l’autre ?
- Je lui ai parlé d’Elisabeth.
- Ah, je vois…  Donc moi,  je suis la survivante, reprit-elle en riant, celle que ma sœur n’a pas encore assassinée. Mais ne croyez surtout pas tout ce qu’elle dit, elle parle plus qu’elle n’agit.

Puis  Anne partit au bras d’un jeune homme qui l’invita pour une valse.
Il aurait voulu lui poser des questions, mais il était trop bien élevé pour ça. Et si elle disait la vérité ? Après tout n’y avait-il pas au fond de ses yeux cette folie qu’il voyait parfois chez certains patients ? D’ailleurs, comment avait-il pu oublier qu’elle aussi était sa patiente, depuis la veille…

14_11_10

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