Comment vivre sans comprimés devant soi ?
J’en ai assez d’avaler des comprimés pour me sentir mieux. Il faut que je m’oublie, je me suis devenu insupportable. Tous les matins, je dois me réveiller une demi-heure plus tôt pour les prendre : quatre boîtes, quatre comprimés, un ordre à respecter, et un comprimé à couper en deux. Pas facile d’en couper un en deux, et tout ça pour soigner le mal qui me ronge. Hier matin j’étais pressé – je n’avais pas fermé l’œil de la nuit parce que j’avais pensé à elle - et au lieu de couper mon comprimé en deux je l’ai pris entier, grossière erreur. Au bureau, je me suis endormi devant l’ordinateur et ma collègue Josiane n’a pas réussi à me réveiller avant 11 heures. Heureusement que le chef de service – un cinglé qui sous Vichy aurait certainement dirigé la Milice française – n’est pas entré à ce moment-là ! Je n’ai pu me mettre au travail qu’à 12 h ; à 13 h je descendais à la cantine pour en remonter à 14 h, et à 17 h, je repartais chez moi avec une migraine d’enfer. Une journée noire.
Une vie à bouffer du comprimé, ce n’est pas une vie, six mois que ça dure, six mois que je n’arrive pas à avaler son départ. Elle a dû me porter la poisse en partant. C’est bizarre la vie. Quand on était ensemble, c’est elle qui prenait des comprimés. Il faut croire que la roue tourne. Maintenant, elle est heureuse et ne prend plus de comprimés, c’est tout au moins ce qu’elle m’a dit quand je l’ai rencontrée par hasard dans l’ascenseur il y a quinze jours – nous travaillons dans la même entreprise, mais pas au même étage, et avec des horaires décalés.
- Comment tu vas ? M’a-t-elle dit pour dire quelque chose puisque nous étions condamnés à partager la même cage d’ascenseur.
- Mal, lui ai-je répondu, et toi ?
- Très bien - a-t-elle souri - je n’ai jamais été aussi heureuse de ma vie. Tu te rappelles tous ces comprimés que je prenais ? Eh bien depuis que je vis avec Paul, c’est fini ; avec lui je fais une cure de bonheur… Et ses points de suspension en disaient plus long qu’un discours de 10 minutes.
Je suis sorti au premier étage et elle a continué au rez-de-chaussée. Je crois que je la déteste ; mais ce n’est rien à côté de la haine que j’éprouve pour Paul, ce salaud qui se disait mon ami !