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je-double
13 janvier 2010

Le cimetière des bébés perdus

11_12_09

A l’office du tourisme, on lui avait dit que c’était une légende, qu’il n’avait jamais existé, mais elle n’en croyait rien. Quand elle était sortie  un type  l’avait accostée :
- Ils mentent, avait-il dit, moi je sais où il est.
Elle l’avait regardé attentivement ; plutôt jeune, les cheveux clairs, il était affecté d’une légère claudication.
- Je vous emmène si vous voulez, vous avez une voiture ?
Elle avait hésité, la peur de se retrouver seule avec lui sans doute, mais qu’avait-elle à craindre de ce type frêle. Et puis ce cimetière, elle voulait absolument le voir maintenant elle était prête…
- Très bien, suivez-moi, lui dit-elle d’un ton ferme, mais elle le regretta aussitôt.
Il monta à côté d’elle et elle mit le moteur en marche. Elle conduisait lentement et il la guidait. C’était un homme de peu de mots. Elle remarqua que ses doigts pianotaient sur sa jambe droite.
- Tournez à droite dans ce chemin de terre, dit-il brusquement.
Elle s’exécuta à contre cœur.
- Vous êtes sûr que c’est le bon chemin ?
- Si vous ne me faites pas confiance, arrêtez la voiture, je descendrai.
Elle s’excusa, gênée, et continua à rouler sur le chemin où des pneus avaient déjà creusé de larges sillons. Ils arrivèrent à un croisement et il lui conseilla de laisser la voiture sur le bas côté pour continuer à pieds. Elle l’écouta une fois de plus.
- Par-là, dit-il en indiquant un chemin qui s’engageait entre les fougères.
- Vous êtes sûr ?
Il ne répondit rien et avança en boitant de façon beaucoup plus marquée. Elle marchait derrière lui les yeux fixés sur son dos. Elle crut voir des taches de sang sur le haut de sa chemise mais ne se trompait-elle pas ? Pour rompre un silence pesant elle lui demanda comment il avait connu le cimetière.
- Ma mère, dit-il.
- Elle a perdu un enfant ?
- Oui, moi ! Répondit-il d’un ton violent.
Elle préféra se taire, marchant derrière lui, tête baissée. Soudain il se retourna les yeux brillants :
- Et vous ?
Elle n’avait pas vu le canif qu’il tenait dans sa main droite, mais ce canif était tellement petit, aurait-elle dû s’en inquiéter ? Une fois revenue de sa surprise, elle réussit à articuler :
- Ma mère ! Elle était d’ici. C’est dans cette ville que j’ai passé mon enfance, il y a longtemps.
- Ah ! Marmonna-t-il en avançant à nouveau.
Elle s’aperçut que sa respiration était de plus en plus pénible et elle mit ça sur le compte de la peur. Elle se souvint de sa mère et des ses yeux hagards lorsqu’elle lui avait parlé du cimetière des bébés perdus juste avant  sa mort. Le cimetière semblait lui faire peur, pourquoi ?
Soudain il  tendit son bras en désignant ce qui ressemblait à une clairière.
- C’est là-bas ! Je vous laisse y aller seule, je vous attendrai ici.
- Mais vous ne pouvez pas m’abandonner maintenant, insista-t-elle.
- Vous abandonner ? Vous aimez les drames vous. Je préfère ne pas voir ma tombe, c’est tout. Vous pouvez comprendre ça, non ? Dit-il en s’énervant. Est-ce que je vous pose des questions moi ?
- Non, mais vous pourriez !
- Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de vous les poser vous-même les questions.
Elle ne répliqua rien et fit seule les derniers cent mètres qui la séparaient du cimetière. Elle poussa une petite porte en fer et entra. A première vue, le lieu ne ressemblait nullement à un cimetière. Des fougères  recouvraient le sol, mais aussi quelques feuilles que le vent d’automne commençait à faire tomber. Elle ne vit aucune trace de pierres tombales. Elle se dirigea vers les arbres, au fond, et c’est près d’eux qu’elle vit apparaître les tombes. Elles étaient peu nombreuses, huit ou dix, tout juste, grises, de petites tailles, et ne dépassant du sol que de quelques centimètres. Sur la pierre des noms étaient gravés. Elle les lut attentivement, les uns après les autres, et s’arrêta plus particulièrement au-dessus de la dernière tombe avant le grand châtaignier. Un prénom et un nom y étaient inscrits : les siens ! Derrière elle, un bruit de feuilles foulées la fit sursauter. Le jeune homme était tout près d’elle et tenait à la main un petit canif taché de sang.

- Qu’est-ce que c’est que ce sang ? Cria-t-elle.
- Rien, je me suis blessé en gravant mon nom dans un tronc d’arbre, c’est pas grave !
- Je croyais que vous ne vouliez pas entrer !
- Il y a que les cons qui  changent pas d’avis ! Je me suis dit que vous auriez peut-être besoin de moi.
Elle ne répondit rien et garda les yeux rivés sur la pierre grise, sans doute attendait-elle qu’un bébé, n’importe quel bébé, pleure et sorte de la tombe pour réapparaître à la lumière et crier son nom comme au premier jour de sa naissance. Au bout d’un moment, en pointant du doigt le nom sur la pierre grise elle articula :
- C’est moi !
- Je m’en doutais, répondit-il. Maintenant il va vous falloir apprendre à vivre avec.
Une heure plus tard ils quittaient le cimetière côte à côte. Elle se surprit à fredonner cette ritournelle de son enfance « Loup y es-tu, m’entends-tu ? ». Mais le loup n’y était plus pour personne, il était en elle, il l’accompagnait, et aucun canif au monde ne pourrait plus extirper le mal qui commençait à la ronger.

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Commentaires
P
Caro_carito : "qui vivent les yeux fermés ?"... Il y a peut-être du vrai...
G
Ah, les malédictions, il y aurait un roman à écrire la-dessus. ça me rappelle une connaissance, vivant dans un village au Portugal, qui était persuadée que quelqu'un lui avait jeté un sort, une envieuse, ce qui expliquait tous les malheurs qui lui tombaient sur le dos.<br /> Les tombes d'enfants, si petites, serrent toujours le coeur...
C
Heu, vous ne faîtes pas partie de ceux qui dorment les yeux ouverts? qui vivent les yeux fermés?
P
Caro_carito : la quiétude est le privilège du sommeil uniquement si celui-ci est quiet d'ailleurs... :D
C
En fait, ces mots me tirent vers des malédictions toutes latines et aussi cette petite tombe d'enfant mort trop jeune, en friche près du caveau familial.
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