La vache
La première fois qu’il vit la vache, elle ruminait tranquillement dans son pré vert sans se soucier de lui. La deuxième fois, sans comprendre pourquoi, il s’arrêta devant la barrière et la fixa longuement. La vache leva la tête, le regarda de ses tendres yeux bovins puis recommença à paître. Il en fut très troublé.
Le soir sa femme lui fit remarquer qu’il n’avait pas l’air dans son assiette et il lui répliqua vertement :
- Comment peut-on être dans son assiette en mangeant de la viande de bœuf ?
Elle ne comprit pas l’allusion et continua à mastiquer comme si de rien n’était. Sa femme l’écœurait. Il alla immédiatement vomir sa côte de bœuf dans les toilettes.
C’est à leur troisième rencontre que leur histoire commença vraiment. Quand il s’arrêta devant la clôture, ce lundi-là, elle ne fit pas juste que le regarder comme la fois précédente, mais hésitante et un peu gauche, elle s’avança vers lui. Sa robe rousse et blanche brillait dans la lumière matinale. Au loin, la mer étalait ses reflets d’argent et le paysage semblait imprégné d’une lumineuse beauté. Il osa tendre sa main vers ses narines frémissantes et il sentit le parfum de son haleine des prés. Comme elle le regardait avec une confiance que jamais personne ne lui avait manifestée, il se décida à lui déclarer son amour naissant, sans omettre de lui avouer sa condition d’homme marié. Elle hocha la tête compréhensive.
Avec sa femme les choses allaient de mal en pis. Elle ne comprenait ni son obstination à ne plus manger de viande rouge ni ses longues promenades dans la campagne. Lui sentait que cette relation l’éloignait de sa famille et des autres hommes, mais ce lien ne pouvait désormais plus être rompu.
Une grande partie de ses journées se passait dans ce pré en bordure de mer, entre longs monologues et doux regards échangés avec Juliette. Oui, il l’avait baptisée Juliette – elle n’avait pas voulu lui dire son prénom, par pudeur sûrement. Lorsque sa main s’égarait sur sa peau douce, il ressentait une profonde paix intérieure et sans doute du désir, mais il ne pouvait encore se l’avouer à lui-même.
Son histoire avec Juliette aurait sans doute pu continuer ainsi de longues semaines mais sa femme ne lui en laissa pas le loisir. Un beau matin, elle le suivit et ce qu’elle vit dans ce pré en bordure de mer la terrifia : son mari chevauchait une vache, enlacé à son encolure, en poussant de temps en temps des cris de bête en rut.
Il était certainement devenu fou.