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je-double
6 novembre 2009

Le petit-fils du singe

Pagenas19

A chaque fois qu’elle voyait son grand-père – elle l’avait surnommé le singe -  elle ressentait un effroi épouvantable, surtout  quand il fallait l’embrasser. Souvent elle retenait sa respiration et fermait les yeux. Sa grand-mère, elle, ressemblait plutôt à une sauterelle ou à un rongeur, cela dépendait des jours et des humeurs. Elle pouvait associer chaque membre de sa famille à un animal. Il n’y avait que son cousin, plus âgé qu’elle - il avait presque 20 ans alors qu’elle en avait 13 – qui ne lui faisait penser à aucun animal. Il était trop beau et trop fin et c’est pour ça qu’il allait mourir bientôt. La vie ne tolère que les bêtes. Depuis quelques temps, lorsque son cousin Paul passait près d’elle, elle sentait un courant d’air glacial ; sa mort était imminente.
Paul était le petit-fils de son grand-père le singe, fils de son oncle le chimpanzé et de sa mère la carpe qui n'ouvrait la bouche que pour en sortir des onomatopées. Ses traits délicats ressemblaient à ceux d’une toute jeune femme et il rejetait souvent ses longs cheveux bruns en arrière d’un mouvement de cou gracile. Ses yeux vairons étaient parfois soulignés d’un fin trait noir et elle aimait à se perdre dans leurs reflets changeants. Paul ne parlait à personne et ne semblait aimer personne, même pas lui. Elle avait entendu ses parents et ses grands-parents chuchoter qu’il était fou, mais n’étions-nous pas tous fous ?
Un jour, poussée par la curiosité, elle suivit Paul dans la rue. Il marchait vite et elle sentit rapidement que ce jour-là serait le dernier qu’il passerait sur terre. L’orage grondait au loin et la ville semblait attendre les trombes d’eau imminentes qui la laverait de tous les péchés. Elle avait peur pour Paul mais si elle le lui avait dit, il lui aurait ri au nez en la traitant de « petite sotte » et en la sommant de se mêler de ce qui la regardait.  Paul se retourna une ou deux fois mais il ne la vit pas ; elle savait parfaitement jouer les ombres pour cacher sa frêle silhouette. Paul allait vers le fleuve verdâtre qui semblait rejoindre l’horizon. Une fois au carrefour des trois fontaines il hésita, sortit un papier de sa poche, hocha la tête et s’engagea sur les quais. Elle l’accompagnait à distance, longeant les hangars en cours de réhabilitation. Le ciel l’écrasait de ses nuages noirs et ses vêtements collaient à sa peau moite. Si Paul avait été un animal, comme les autres, rien de tout cela ne serait arrivé mais Paul était trop sensible. Souvent il s’enfermait dans sa chambre et elle l’entendait pleurer. Jamais elle n’avait osé frapper à sa porte pour le consoler.
Paul arrivait au bout du quai. Il avait déposé son sac par terre et il s’attachait quelque chose au pied avec une corde, on aurait dit une grosse pierre, laissée là exprès. Avant qu’elle n’ait pu comprendre quoi que ce soit, elle entendit un plouf qui la fit trembler. Elle courut au bout du quai, regarda longtemps l’eau verdâtre, mais non, rien, il avait disparu et l’eau n’avait laissé aucune trace de son passage sinon quelques ronds à la surface. Son sac était toujours là. Elle le prit et envoya un baiser au fleuve. Puis elle se signa, comme on lui avait appris à le faire à l’église, et partit en courant dans le sens opposé.
En rentrant, elle ne dirait rien aux bêtes, elle ne montrerait pas le sac et elle n’avouerait jamais ce qui était écrit sur le petit papier blanc. C’était un secret entre lui et elle.

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Commentaires
P
:D Je ne suis compétent, ni en causes perdues ni en soins palliatifs... Continuons doucement donc... :)
G
Ah non, à moins que vous n'y teniez vraiment, auquel cas je vous laisserai le soin de le faire.<br /> Pour ma part, j'aime bien les causes perdues...
P
En parlant de suicide (assisté), on pourrait peut-être euthanasier ce blog, non ? :D
G
Belle brève. J'essaie de rire et... de penser. Le suicide je préfère en parler.<br /> Dès que j'ai vu votre collage, étrangement, tout s'est mis en place, certainement la place centrale du "singe".
P
Nous sommes tous des animaux... Seuls le rire et le suicide nous différencient des autres. Et si l'un n'empèche pas l'autre, préférons l'un !
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