Les fruits défendus

23 juin 2009

Les fruits défendus

La veille, sa femme lui avait dit, résolue.
- Non, cette fois-ci je ne compte pas sur moi, et son ton de voix ne présageait rien de bon.
Il devrait faire sans elle, tant pis. Il était décidé à achever son oeuvre ; tout homme doit créer une oeuvre sur terre, quelle qu’elle soit.
Il n’essaya même pas de discuter et sortit en claquant la porte. Ces derniers temps, sa femme lui reprochait en permanence de la négliger. Et c’était vrai. Avec elle, il n’avait plus envie. En marchant dans la rue sombre, noyée du froid de décembre, il repensait à son père, ce salaud qui le tabassait avec le revers de sa main où brillait une chevalière en or. Il lui disait souvent, comme un leitmotiv.
- Je vais t’ôter l’envie d’être une lavette, moi, tu vas voir !
Dès l’adolescence, il avait déraillé et il n’avait jamais réussi à remettre de l’ordre dans son esprit malade, même sa mère n’avait rien pu faire. Dans l’abîme de son regard, protégé de deux verres épais, se terrait une honte qu’il devrait répéter à l’infini.
Il suivit la rue Thiers, jusqu’au cinéma Danton, puis il tourna à droite et attendit plaqué contre le bois humide d’une porte cochère. Au bout d’un quart d’heure, il entendit des talons de femme claquer sur le trottoir, au moins six centimètres de hauteur, pensa-t-il. Le bruit des talons ne l’avait jamais trompé, du plus loin qu’il pût se souvenir. Elle serait peut-être plus grande que lui, tant pis, il saurait s’en accommoder. Ne disait-on pas qu’il était agile comme un singe ? Et il sourit à cette évocation.
Quand il rentra chez lui, trois heures plus tard, l’air absent, sa femme lui demanda, anxieuse.
- Où t’étais ? Qu’est-ce que t’as fait ?
Il ne répondit rien. Maintenant, il savait qu’il n’avait plus besoin d’elle.