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je-double
16 janvier 2011

L'exposition

pagenas47

La première chose qu’Eve avait vue en entrant c’était ce tableau. Et la stupeur l’avait immobilisée ; c’était elle cette femme de profil, c’était elle, elle en était sûre. Le peintre s’appelait « Bernard Dupluloin » ; cela ne lui disait rien. Pourtant il l’avait peinte, et nue en plus ! De quel droit ? Elle se posta à nouveau devant la toile et s’absorba dans le bleu et l’ocre de la chair.
Eve exprima  son mécontentement à la fille qui tenait la galerie, mais celle-ci lui répondit agacée :
- Tout le monde pourrait se reconnaître dans cette femme, même moi !
Eve toisa la fille des pieds à la tête et lui fit remarquer qu’avec sa chevelure brune et la générosité de ses formes on pouvait difficilement faire le rapprochement. Elle prit un air pincée et lui répondit que le peintre serait là dans une heure, elle pourrait lui poser toutes ces questions de vive voix.
Après un tour rapide de l’exposition, Eve revint se poster devant la toile. Quand son portable sonna, elle hésita à  le sortir du sac, mais elle finit par répondre. Elle secoua la tête à plusieurs reprises puis fondit en larmes. Quand elle raccrocha, un homme lui tendit un mouchoir en papier qu’elle accepta. Elle essaya de renifler le plus discrètement possible après avoir constaté que l’homme à ses côtés avait un certain charme. Il lui  tendit un second mouchoir en papier, silencieux. Quand elle eut terminé de se tamponner les yeux, elle le remercia.
- Vous vouliez me voir, lui dit l’homme.
- Vous êtes le peintre ? On vous a expliqué pourquoi je voulais vous parler ?
- Oui. Il est vrai que cette femme nue vous ressemble, c’est vrai, mais ce n’est pas  vous.
- Alors comment expliquez-vous… que je me reconnaisse ?
Bernard Dupluloin n’expliquait jamais rien mais Eve ne le savait pas. Il observa discrètement celle qui lui faisait face. Etait-elle de celles qui posent et couchent ? Telle était la question triviale qu’il se posait à cet instant-là.
- Et l’homme, vous le connaissez aussi ? s’amusa-t-il.
- Je ne connais pas d’hommes ! répondit-elle glaciale.
Une frigide, pensa-t-il. Elle n’était pourtant pas sans grâce ni courbes. Lui qui se posait rarement de questions  se demandait comment son visage et son corps s’étaient imposés à lui lorsqu’il avait peint cette toile-là.
- Vous êtes de Dieppe ? finit-il par dire.
- Oui.
- Ah ! Je vous invite à prendre un café ?
Elle accepta le café, la visite de l’atelier mais quand il lui demanda de poser elle fondit en larmes, les mêmes larmes que celles versées dans la galerie. Il le lui dit. Elle ne fit aucun commentaire et se déshabilla en silence, comme il le lui avait demandé.
- Asseyez-vous ici, ou plutôt ici, lui dit-il, et installez-vous comme le modèle que vous voyez là-bas, sur le croquis.
Quand il  toucha sa jambe nue pour rectifier la pose, elle poussa un hurlement. Il la regarda surpris puis éclata de rire :
- Je ne suis pas un loup, n’ayez crainte !
- Je connais les loups, lui dit-elle, et son visage se décomposa soudain.
Cet incident lui avait enlevé tout désir de coucher avec elle. C’était bien la première fois qu’une envie de chair fraiche disparaissait aussi vite. Plus il la regardait, plus son visage le fascinait.
- Rhabillez-vous ! dit-il brusquement.
- Comment ça !
- Oui, Rhabillez-vous. Je vais peindre votre visage, juste votre visage. Mettez-vous de profil, voilà, comme ça, et ne bougez plus.
Elle tint la pose une demi-heure avec un stoïcisme qu’il n’avait jamais connu chez aucun modèle, sauf chez cette très jeune femme rencontrée bien des années auparavant, à Dieppe. Il l’avait fait poser nue sur le lit, l’avait croquée au fusain puis, avant de la déflorer, il avait parcouru ses pleins et déliés de ses doigts insatiables.
Elle voulut à toute force voir son portrait bien qu’il ne le souhaitât pas.
- Vous le regretterez, j’en suis sûre, elles le regrettent toutes.
Elle ne voulut pas en démordre. Quand il le lui montra elle s’exclama dépitée :
- Mais ce n’est pas moi !
- C’est comme ça que le loup vous voit, répondit-il en souriant.
Elle remit son manteau et voulut partir au plus vite, comme gênée. Il la retint par le bras et lui confia :
- Les loups en savent toujours plus long sur les agnelles, vous l’ignoriez ?
Elle essaya de se dégager, têtue, mais il lui tenait le bras fermement.
- 2001, le café de la mer et l’hôtel Bellevue, vous croyiez que j’avais oublié notre rencontre ? Les loups n’oublient rien.
Elle se dégagea brusquement et claqua la porte derrière elle. Jamais plus il ne la revit.

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Commentaires
G
Et si c'était vrai ? titre d'un livre -sirupeux - de Marc Lévy. Il faut rendre aux auteurs ce qui leur appartient. Après tout, pourquoi pas ?
M
En lisant l'exposition "Depluloin" de plus près... Oups! J'imagine que ce peintre avait dû lui "croquer" la la jambe - Un loup garou peintre??<br /> Pourquoi pas avec vous dame Gballang il faut s'attendre a tout. Monique
G
Merci pour ta citation, elle pourrait servir d'inducteur.
C
Je trouve que cette citation va bien aux commentaires, au texte et à l'illustration, disons que tous deux étaient affamés:<br /> <br /> Nécessité fait gens mesprendre – Et la faim saillir le loup du bois.<br /> <br /> Testament, XXI<br /> Citations de François Villon<br /> François Villon
P
Merci, je vais voir s'il reste aussi quelques reliefs dans le frigo :D
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